Dans une cantine vide.

La moiteur des premiers jours de l'automne annonçait une saison de labeur ennuyeux pour Kémi... Cette cité qui l'hébergeait semblait appartenir au même passé que les ruines alentours. La plupart des habitants ne sortaient de leur mutisme dépressif que pour s'inquiéter des terribles menaces du Sud. Salem était victime d'un malaise étrange et oppressant.

Le voyageur visitait d'un pas morne les rues de la cité morte, espérant trouver un lieu caché, une boisson ou une nouvelle tête pour se changer les idées. Les responsables étaient toujours occupés. Ils parlaient élections dans la salle de réunion ou se livraient à leurs rites superstitieux, agenouillés sur le sol de l'église.

L'entrée sombre d'un bâtiment inconnu le détourna de ses pensées. Une baraque d'un étage, de grosses dimensions, encombrée de meubles. Il entra pour jeter un oeil.
Quelques bouteilles et verres vides sur le comptoir de bois lui apprirent l'utilité de la salle.
Kémi laissa son regard errer dans l'ombre poussiéreuse, à la recherche de quelquechose à avaler. Un homme solitaire qui lui avait échappé lui adressa un signe amical.
Le nomade attrapa un verre, le débarrassa de la crasse en y passant rapidement un pan de son t-shirt puis s'assit à la table de l'homme. Il haussa les sourcils d'un air compréhensif.

- 'Lu... J'ai l'impression que t'as la malchance d'habiter là, toi...

Les coins de sa bouche se relevèrent en un sourire amusé.

Tenrolf leva la tête à l'arrivée de Kémi. Il ne le connaissait pas. probablement un nouveau venu. Il lui fit un signe l'invitant à le rejoindre. Discuter un peu ne pourrait que lui faire du bien.

Les mots de l'homme semblaient refléter ses propres pensées.

"Je ne crois pas qu'il s'agisse de malchance. Je suis heureux d'habiter ici. Disons juste que ces derniers temps c'est plutôt calme ici. Mais je crois que les choses reprendront leur cours normal."

Il marqua une pause.

"Surtout maintenant que nous tentons de reconstruire une organisation ici. Tu sais, ce n'est pas simple lorsque du jour au lendemain tous ceux qui avaient des reponsabilités se barrent avec les armes et les véhicules."

Nouvelle pause.

"Et qu'est-ce qui t'amène en ces lieux, voyageur, la guerre?"

Tenrolf sirotait sa bière à chacune de ses pauses. La poussière qui s'infiltrait dans la cantine lui donnait une consistance pateuse.

"Non... mes pieds, rien d'autre. Mais c'est peut-être elle qui va me faire rester ou partir."

Kémi remplit son verre sale et but une gorgée du sirop gris et tiède.

"J'ai été recruté avec une poignée de nomades par des gens au Nord d'ici...
C'est la guerre qui m'a offert ça. L'Entente de l'Ouest s'écroule et les cités font revenir leurs guerriers."

Il but à nouveau et grimaça.

"La guerre, c'est le meilleur moyen de régler un problème. La guerre fait vivre beaucoup de monde et elle en tue très peu.
Elle annonce toujours des temps faciles pour les nomades de toutes espèces.
Mais je ne l'aime pas vraiment.

Et toi, homme, qu'est ce que tu comptes faire avec elle ? ...Faire front, ou aller voir ailleurs si la vie est plus facile ?"

Tenrolf remplit à nouveau son verre avant de répondre.

"La guerre a tué beaucoup de mes amis. Elle est peut-être bénéfique pour les nomades, encore que je crois qu'ils se déplacent plus librement et plus sûrement dans un monde en paix, mais pas pour ceux qui vivent en communauté."

Il marqua une pause durant laquelle il descendit une bonne moitié de son verre.

"Pour répondre à votre question, ce que je vais faire c'est tenter de faire de cet endroit un ilot de paix au milieu de la guerre. Peut-être seront nous détruits sans pitié mais je veux croire que nous réussirons à survivre ici et même à faire mieux. Je veux croire que nous parviendrons à amener les guerriers à trouver un compromis et à déposer les armes. Tout au moins, je veux croire que nous pourrons porter assistance aux victimes de la guerre. Je veux croire que nous pourrons la rendre moins destructrice en interdisant l'execution des prisonniers et l'élimination des communautés neutres."

Il fit à nouveau une pause.

"C'est l'objet de la déclaration que j'ai rédigé au nom de Salem et que je vais rendre publique. Nous aurons du travail mais cela peut redonner vie à ces lieux et apporter plus de paix au désert."

Nouvelle pause.

"Si vous voulez rester, sachez que vous serez le bienvenu ici. En temps normal il reigne plutôt une bonne ambiance. On organise des fêtes. On avait même un journal. Puis la guerre est venue,..."

Kémi pouvait voir plus clairement la balafre qui courrait du cou de Tenrolf jusqu'à son oreille gauche. Tenrolf n'en avait pas parlé mais c'était peut-être la guerre.